Territoires du TRAVAIL / Territoires de l’EMPLOI : à la recherche d’un équilibre
Depuis les années 80, j’étudie les dimensions « socio-économiques » des territoires locaux. Les concepts que j’ai mis au point sur ces sujets reposent sur une triple culture :
– une culture « Service Public de l’Emploi » (acquise notamment au cours de mon activité de conseil auprès de l’ex-ANPE) défendant la notion de « main-d’œuvre », qui désigne non seulement les publics dont les agents ont la charge, mais les populations actives EN EMPLOI. En effet, l’analyse des postes des travailleurs « occupés » fournissent les meilleures indications sur les pistes d’emplois à suivre ou ne pas suivre. Dans le champ « main-d’œuvre », citons également deux outils statistiques précieux : les DMMO (Déclarations des Mouvements de Main-d’œuvre) sur la mobilité des travailleurs au sein des entreprises et les BMO (Besoins de Main-d’œuvre) qui permettent d’anticiper la demande des entreprises à 6 mois.
– une culture syndicale (due à mes fonctions passées de représentante du personnel), qui m’a fait prendre conscience de l’importance des contrats de travail, des conventions collectives (conditions de travail, salaires, contenus des postes), déplacements domicile-emploi. Et qui m’a montré l’intérêt du « paritarisme » : un dialogue à égalité travailleurs /entreprises.
– une culture « formation » (issue de mon expérience pédagogique, au sein des universités de Paris 8 et Paris 13), prenant en compte les niveaux de qualification, métiers, familles professionnelles et filières de formation ; en particulier l’adéquation Formation /Emploi.
Au cours de 40 années d’activité, j’ai poursuivi inlassablement l’objectif de valoriser et de conceptualiser la double dimension socio-économique assurée par les espaces locaux :
– la dimension SOCIALE des territoires, vue du côté de ce que j’appelle le « Travail », c’est-à-dire la fonction assurée par la Main-d’œuvre résidente (compétences et pratiques professionnelles, diplômes, qualifications et familles de métiers, capacités de mobilité, d’apprentissage et de formation, etc.) ;
– ceci en symétrique avec la dimension ECONOMIQUE des territoires, vue du côté de l’Emploi, une fonction remplie par les entreprises locales y compris publiques (production de biens et services, filières d’activités, organisation et gouvernance des entreprises…).
La première dimension est – encore aujourd’hui – minimisée, voire oubliée, tandis que la deuxième bénéficie de reconnaissance et légitimité, souvent exclusive.
La notion de « bassin de main-d’œuvre » a été utilisée pour la première fois en France en 1974 par le Centre d’Études de l’Emploi (CEE), organisme rattaché à la fois au Ministère de la Recherche et à celui de l’Emploi. Le concept a été défini par une équipe regroupée autour de Michel Destefanis, qui a entrepris d’identifier un échelon territorial pertinent (au niveau infra-départemental), permettant de conduire des analyses portant sur la Main-d’œuvre résidente, afin de mieux la connaître et de l’accompagner plus efficacement.
A cette fin, le collectif de chercheurs a choisi d’étudier deux territoires-tests représentant une certaine unité géographique au sein d’un périmètre clairement identifié (le bassin d’Annecy délimité par le relief ; le bassin industriel de Compiègne représentant un ensemble productif au sein d’un environnement rural). Deux espaces géographiques bien définis, caractérisés par un tissu de PME /PMI d’industries de transformation, dans un contexte local de forte demande de main-d’œuvre. Il s’agissait à l’époque d’étudier essentiellement la mobilité inter-entreprises des travailleurs (issus majoritairement de l’agriculture), comme mode de négociation pour obtenir une meilleure reconnaissance de leurs qualifications, des gains de salaires et des améliorations des conditions de travail.
C’est ensuite un tout autre sens que nous avons donné au terme « Bassin de main-d’œuvre » dans les années 80-90 au sein d’un collectif de chercheurs positionnés à la Direction de l’ANPE, sous la houlette de Jean Berger. L’Agence bénéficiait désormais de la mise à disposition de l’équipe du Centre d’Études de l’Emploi autour de Michel Destefanis ; côté ANPE, nous avons bénéficié de l’appui de la Direction de la Formation au sein de laquelle j’ai animé un collectif de formateurs, en tant qu’experte-consultante. L’enjeu était de taille : il s’agissait de sortir d’une vision misérabiliste des chômeurs « exclus de l’Emploi » les mettant dans une situation de dépendance vis-à-vis des entreprises. Le but était désormais de mettre les Agences locales pour l’Emploi (ALE) en synergie avec l’ensemble des acteurs locaux : non seulement les entreprises implantées sur le territoire, mais aussi les autres services publics notamment l’Éducation Nationale, les collectivités territoriales, l’appareil de formation, les syndicats patronaux et ouvriers, les chambres consulaires… Dans un partenariat multiple où l’ANPE pourrait désormais jouer un rôle stratégique de médiation Main-d’œuvre / Emploi, prenant en compte au sein du périmètre d’intervention de chaque ALE l’ensemble des travailleurs et pas seulement les demandeurs d’emplois.
A l’époque, nous assistions à l’agonie des « 30 glorieuses », avec la difficulté croissante de la mise en relation entre l’offre des entreprises et celle des travailleurs. L’ANPE était dans une démarche de transformation institutionnelle, avec la signature en 1990 de son premier « Contrat de progrès » avec l’État. Dans ce contexte, j’ai formulé l’hypothèse de quitter l’approche traditionnelle basée sur un seul système Emploi avec deux faces : une offre et une demande, positionnant le demandeur d’emploi vis-à-vis de l’employeur dans une situation inégalitaire de domination/soumission, lui faisant porter le soupçon d’être « assisté ». Compte tenu de la forte montée du chômage, les entreprises géraient elles-mêmes l’essentiel de leurs besoins de recrutement. On s’adressait à l’ANPE le plus souvent en fin de processus, pour la mise en relation de deux résultantes du marché de l’emploi peu compatibles : ce qu’on appelle les OENP : les « Offres d’Emploi non pourvues », concernant le plus souvent des profils qualifiés et/ou spécifiques de « moutons à 5 pattes » difficiles à trouver ; de l’autre les demandeurs d’emploi et notamment les « DELD » les « Demandeurs d’Emploi Longue Durée » peu qualifiés et/ou positionnés sur des filières en déclin ou encore non disponibles en raison de problèmes « hors emploi » (santé, enfants à charge, mobilité, etc.) Le plus souvent, l’ANPE restait ainsi cantonnée aux marges de l’emploi. J’ai pris alors conscience qu’il ne servait à rien d’affiner les profils des chômeurs, de renseigner leurs métiers, leurs domaines d’activités antérieurs. Il valait beaucoup mieux améliorer la connaissance des travailleurs en emploi, fournissant des indications précieuses sur les métiers porteurs, les filières professionnelles en développement, les établissements qui recrutent et leur localisation.
Le challenge était – dans un territoire pertinent – de remettre l’ANPE au cœur du jeu des acteurs socio-économiques et de replacer les chômeurs au sein d’un collectif de main-d’œuvre, prenant en compte l’ensemble de la population active occupée et disponible. Nous avions la chance de disposer d’un terrain d’expérimentation en vraie grandeur, avec la perspective de l’implantation d’EuroDisneyland[i] prévue à Chessy (77) qui constituait par sa taille et sa spécificité (10 000 emplois pour le chantier, 12 200 emplois pour le parc d’attraction ; une entreprise américaine avec une culture « métiers » totalement différente, mobilisant des centaines d’entreprises) un véritable défi pour l’ANPE qui s’était vu attribuer le monopole du plus gros recrutement de son histoire.
En travaillant au sein des équipes de l’Agence des années durant (1987-1992), j’ai pu construire en pas-à-pas une approche alternative Emploi/Main d’Œuvre, s’écartant de la stratégie habituellement pratiquée par le Service Public de l’Emploi. Cette riche expérience m’a permis de réaliser ensuite un outil pédagogique à destination des cadres des ALE[ii], destiné à monter dans chaque agence un Plan d’Action Local pour l’Emploi (PALE), d’abord testé en Ile-de-France, puis diffusé en régions. Je me suis appuyée sur les ressources de la Direction de la Formation de l’ANPE au niveau national, des services de Formation régionaux (notamment les antennes de Lille, Strasbourg, Toulouse, Lyon…) auprès desquels nous avons monté des formations de formateurs, sans compter des ALE-tests servant de relais territoriaux, notamment en Ile-de-France, qui présentaient à la fois les usagers les plus nombreux et les cas les plus complexes. J’avais conçu cet outil – qui se présentait sous forme d’un jeu joué en une semaine – en me basant sur des cas réels cumulant les difficultés, de telle sorte qu’il était impossible d’y répondre simplement par la mise en place de « mesures pour l’emploi » (il en existait environ 300), il fallait forcément faire assaut de créativité et négocier avec d’autres. Ce qui obligeait les agents de l’ANPE à sortir de leur cadre professionnel habituel et à s’ouvrir à la différence : un bon entraînement pour monter ensuite un PALE sur mesure, inscrit sur un territoire spécifique et disposant d’un partenariat plus ou moins construit.
Deux systèmes antagonistes et complémentaires : Emploi et Travail
- Dans une démarche traditionnelle, les services de l’Emploi – mais aussi les élus et leurs administrations – ont coutume de considérer un seul système, l’« EMPLOI » paré de toutes les vertus, avec deux faces :
– 1.1/ une OFFRE constituée par la masse des postes occupés dans les entreprises locales,
– 1.2/ une DEMANDE portée par les « demandeurs d’emplois », en situation de dépendance.
- A l’opposé de cette vision, je défends depuis des années la prise en compte d’un double système beaucoup plus complexe, fonctionnant en « Dialogie» (au sens donné par Edgar Morin[i]) dans une relation à la fois antagoniste et complémentaire.
– 2.1/ un « système Emploi » reposant sur le point de vue des entreprises locales, avec à nouveau deux faces : d’une part une Offre d’Emploi globale comprenant l’ensemble des profils non seulement recherchés par les employeurs, mais aussi ceux déjà présents dans les entreprises (l’offre pourvue) ; d’autre part une Demande d’emploi – terme utilisé dans un tout autre sens que celui des « demandeurs d’emplois » précédemment cités – portant pour l’essentiel sur la demande « difficile à pourvoir» émanant des entreprises (notamment les OENP, les offres d’emplois non pourvues).
– 2.2/ un « système Travail », prenant en compte le point de vue de la Main-d’œuvre considérée dans son ensemble – disponible et occupée – avec une « Offre de travail » regroupant l’ensemble des profils des actifs habitant le territoire et une « Demande de Travail » émanant essentiellement des chômeurs résidents, mais aussi des actifs en emploi aspirant à une mobilité professionnelle. Je précise bien : « chômeurs » au sens INSEE du terme (qui reprend la définition du Bureau International du Travail) et non « demandeurs d’emploi » (voir ce distinguo en encadré.)
Je considère que la première approche 1. « Emploi » constitue une « vision patronale du territoire » fort restrictive basée sur des critères exclusivement économiques, qui minimise la qualité des ressources humaines des populations résidentes (le « social »). C’est pourquoi je défends une seconde approche symétrique « Travail » à mettre en rapport avec la première, ce que j’appelle une « vision syndicale » du territoire.
NE PAS CONFONDRE
DEMANDEURS D’EMPLOI / CHOMEURS
a/ Un chômeur au sens du Bureau International du Travail (BIT) est une personne en âge de travailler (15 ans ou plus) qui est sans emploi, disponible pour prendre un emploi et est en recherche active d’emploi.
Les « chômeurs » sont comptabilisés par l’INSEE, dans le cadre du recensement de la population. Ils ont l’avantage de se déclarer eux-mêmes comme tels lors du recensement, sans autre modalité de contrôle.
b/ Les « demandeurs d’emploi » sont classés comme tels par l’administration. Ce ne sont pas eux qui décident. Les critères ayant varié dans le temps, ceci rend difficile le suivi des évolutions.
La classification des demandeurs d’emploi étant de plus en plus restrictive, le nombre de demandeurs d’emplois a fortement diminué, mais les personnes situées dans ce qu’on appelle le « halo du chômage » qui représente le « sous-emploi » ou le « mal emploi » (travailleurs précaires, intérimaires, temps partiel contraint, etc.) a fortement augmenté. Ce qui rend le concept de « plein emploi » sujet à caution.
J’estime que le territoire doit être considéré comme une vaste entreprise, forte des ressources humaines de ceux qui y habitent qu’il s’agit de renforcer, à la manière d’un bon DRH veillant à la qualité et au bien-être du personnel de son entreprise. C’est ce que j’ai proposé d’appeler la « GTRH = Gestion Territorialisée de la Ressource Humaine », dont j’ai tenté l’esquisse d’un contenu dans un cahier d’expert[i].
Dans cet esprit, j’ai construit des concepts symétriques aux « territoires de l’Emploi », pour définir les « territoires du Travail », réutilisant le concept de « bassin de main-d’œuvre » du Centre d’Études de l’Emploi dans un tout autre sens que sa signification initiale. Ainsi :
– le système des « territoires de l’Emploi » est structuré par des « pôles et bassins d’emploi »,
– le système des « territoires du Travail » s’organise autour de « pôles et bassins de main-d’œuvre ».
Les territoires de l’Emploi et du Travail fonctionnent dans une relation dialogique, ce qui transparait dans les définitions que j’ai établies, figurant dans l’encadré ci-dessous.
« TERRITOIRES DE L’EMPLOI / TERRITOIRES DU TRAVAIL »
Un « pôle d’emploi » est une concentration d’activités économiques et d’emplois sur un espace géographique restreint, qui génère une ATTRACTION de la population active sur le territoire environnant.
· Un « pôle de main-d’œuvre » est une concentration de travailleurs sur un espace géographique restreint, qui génère une DIFFUSION d’actifs sur le territoire environnant, notamment en direction des pôles d’emplois alentours.
· Un « bassin d’emploi » constitue l’aire d’ ATTRACTION générée par un pôle d’emploi sur le territoire environnant.
· Un « bassin de main-d’œuvre » constitue l’aire d’influence d’un pôle de main-d’œuvre sur le territoire environnant.
Les pôles déterminent la direction et l’importance des flux domicile-emploi
· Les flux domicile-emploi (aller) d’un bassin d’emploi sont centripètes, ils vont des lieux de résidence de la main-d’œuvre vers le pôle d’emploi.
· Les flux domicile-emploi (aller) d’un bassin de main-d’œuvre sont centrifuges, ils vont du pôle de main-d’œuvre vers les lieux d’emploi des travailleurs.
Ne pas confondre l’ORIGINE et la DESTINATION des travailleurs
· Le bassin d’emploi constituant l’aire d’ATTRACTION d’un pôle d’emploi, il se caractérise par les lieux d’ORIGINE des résidences des travailleurs.
· Le bassin de main-d’œuvre constituant l’aire de DIFFUSION d’un pôle de main-d’œuvre, il se caractérise par les lieux de DESTINATION des emplois des travailleurs.
Source : J. LORTHIOIS, « Méthodologie de Plan d’Action Local pour l’Emploi », édition ANPE, 1992.
POINTS d’ATTENTION
1/ Flux domicile-emploi Aller et Retour
Ce sont les migrations « alternantes » aller (domicile-emploi) et retour (emploi-domicile) qui déterminent la configuration des bassins socio-économiques. Par convention, on prend toujours en compte les flux « aller » qui sont fortement concentrés à l’Heure de Pointe du Matin (HPM), c’est pourquoi ils servent généralement à dimensionner la capacité de l’offre de transport à mettre en place pour répondre à la demande. Les flux « retour » sont plus étalés dans le temps et expliquent le nombre moins élevé des déplacements à l’Heure de Pointe du Soir (HPS). Il convient donc de DOUBLER les flux domicile-emploi indiqués par les statistiques, pour mesurer l’ampleur des déplacements quotidiens effectués par les travailleurs.
Par ailleurs, la montée du télétravail est susceptible de modifier l’importance de ces flux, notamment dans les métiers pouvant s’exercer à distance (métiers tertiaires). Cette proportion, très élevée pendant la pandémie, n’est pas encore stabilisée.
2/ Population active occupée ou totale
Par ailleurs, lorsqu’il s’agit de mesurer l’équilibre EMPLOI / MAIN D’ŒUVRE d’une commune ou d’un territoire, il convient de prendre en compte l’ensemble de la population active résidente occupée ou au chômage (ce que ne font généralement pas les communes et encore moins les départements ou la région), puisque les politiques mises en place seraient affichées prioritairement à destination des travailleurs sans emploi. Tandis que pour étudier l’importance et la direction des déplacements domicile-emploi, les données ne portent que sur les actifs occupés.
[1] J. Lorthiois, J.L. Husson, J. Buzy, EuroDisneyland, bilan prévisionnel de l’emploi, pour l’ANPE et le Conseil Régional d’Ile-de-France, ECODEV-Conseil, 4 volumes, 432 pages, 1990. Volume 1 – Synthèse critique des données disponibles ; volume 2 – Phase chantier, emploi et besoins de formation ; volume 3 – Les métiers de la phase « Parc de loisirs » ; volume 4 – Annexes : comptes-rendus d’enquêtes (syndicats professionnels, entreprises).
[1] J. Lorthiois, Méthodologie de plan d’action local pour l’emploi, pour la Direction générale de l’ANPE, valise pédagogique de l’animateur, 19 fascicules, 604 pages, cartes, transparents, édition ANPE, 1992.
[1] Edgar Morin, théorie de la complexité, La Méthode, Le Seuil, 1977-2004.
[1] J. Lorthiois, « Plaidoyer pour la GTRH, gestion territorialisée de la Ressource humaine », (Dossier d’experts : la commune en devenir : « du projet de territoire au projet d’organisation »), in La lettre du cadre territorial, février 1997. Voir https://j-lorthiois.fr/wp-content/documents/pdf/gtrh1997.pdf