Premier outil de base : le balai
Un préalable indispensable à tout travail sérieux de développement territorial : faire un peu de ménage !
1ère étape : Balayer vos idées reçues, jetez vos vieux modèles…
J’ai emprunté cette idée à Michel GODET, un des spécialistes de la prospective en France. Il estime qu’avant de penser le futur, il faut « faire la chasse aux idées reçues » [1]. Cette référence cynégétique relevant d’une vision guerrière qui blesse à la fois mes valeurs pacifistes tout autant qu’écologistes, je me suis permis de féminiser la notion. On cantonne souvent les femmes dans les activités domestiques ? On nous accuse d’être un peu sorcières? Qu’à cela ne tienne, je revendique le balai comme premier outil de travail ! D’ailleurs, depuis le succès du personnage d’Harry Potter cet instrument est aujourd’hui largement réhabilité…
Car dans mon domaine d’intervention (l’emploi, le travail, l’insertion), les idées reçues sont légion !
Citons-en quelques-unes :
- Depuis les 35 h, les français ne travaillent plus… (la France se situe au 2ème rang mondial pour la productivité).
- La meilleure façon de s’insérer, c’est l’emploi (il y a aujourd’hui de plus en plus de travailleurs pauvres. Il y a même des SDF qui ont un boulot ! )
- L’emploi salarié, c’est fini ! (la proportion n’a jamais été aussi élevée [2]…) .
- Il n’y a plus que des CDD (en flux, mais pas en stocks)
- Les jeunes ne sont pas adaptés à l’entreprise (En 1970, 10% des jeunes avaient le Bac; pour la cohorte de 2012, ils sont 77,
- Un jeune sur 4 est au chômage (en réalité, c’est 1 jeune sur 12)
- A 50 ans, les travailleurs sont obsolètes (En 2006, la France était montrée du doigt par la Commission européenne, pour un taux d’activité des seniors -55-64 ans- un des plus bas d’Europe -38 %- et avait été sommée d’atteindre 50% en 2010. En 2011, nous en sommes à 41,5%)…
J’ai cité quelques croyances générales, mais il y a aussi les idées reçues locales: On ne peut pas faire ceci ou cela parce que…
- «dans le quartier des Hauts de Hurlevie[3], la population est apathique et résignée…»
- « dans le pays de St-Surmoy-les-Belles, il n’y a que le passé qui soit florissant…»
- « Ici, on ne peut rien faire, c’est mort… »
Là encore, il y a du ménage à faire !
I. Quelques idées reçues :
Y a plus d’emplois!
Il y en avait 22,1 millions en 1975, 25,6 millions en 2007 et 26,3 millions en 2011…
Source: INSEE
Le salariat, c’est fini !
La proportion n’a jamais été aussi élevée qu’au cours de la dernière décennie
De 1982 à 2011, le salariat est passé de 85% à 90 % de l’emploi total
Source: INSEE
Y a plus que des CDD !
On lit souvent sous la plume des journalistes une phrase reprise par le grand public et les politiques: « il n’y a plus que des gens en situation précaire. 70% des emplois sont maintenant des Contrats à durée déterminée… »
En réalité, il y a confusion entre les «stocks» de travailleurs en situation précaire et les flux de contrats signés en une année. Bien entendu, les travailleurs stables restent en place. Et à l’inverse, les actifs en situation précaire cumulent généralement des contrats successifs, le plus souvent à courte durée…
Si l’on raisonne non pas en termes de flux d’entrées/sorties, mais de stocks d’actifs en emploi, l’ensemble des travailleurs à contrat à durée déterminée ne représente que 8,2 % des actifs occupés en 2009 (auxquels on peut adjoindre 1,6% d’intérimaires et 1,4% d’apprentis ). Il y a aussi 17% d’actifs à temps partiel (essentiellement des femmes, dont un tiers en temps partiel contraint) mais sur des postes stables.
Un jeune sur 4 est au chômage
En réalité un jeune sur 12…
En effet, le taux de chômage est calculé sur la population active (24,6% pour les 16-24 ans en 2012). Or, les jeunes français sont très peu en activité (au travail, ou en recherche d’emploi), les deux-tiers sont encore à l’école, en formation, à l’université, en apprentissage, en stage, ou même inscrits nulle part et réfugiés au domicile des parents…
Les personnes « en emploi » sont insérées
Avoir un emploi ne suffit plus pour vivre. Il y a aujourd’hui de plus en plus de « travailleurs pauvres » (qui sont d’ailleurs le plus souvent… des « travailleuses » pauvres). Environ un million gagnent la moitié du salaire médian. Il y a aussi des SDF qui exercent une activité.
II. Quelques histoires :
Elles nous apprennent qu’il faut chasser les représentations, les images toutes faites, les rumeurs qui nous empêchent de trouver les moyens d’agir.
Histoire n° 1 : les mouettes de Vieille-rue
La demande de la municipalité de Vieille-rue3 semblait pressante. «II faut absolument recréer un tissu d’entreprises. Venez nous aider ! ». J’avais demandé une réunion de tous les acteurs. La salle était pleine. Le tour de table ressemblait à une tragédie antique: «Y a plus d’emplois…Toutes les usines ferment… On est devenu une commune-dortoir. Les chiffres du chômage explosent … Et puis que faire avec toutes ces mouettes !»…
Des mouettes ? J’ai cru avoir mai entendu. Mais non, une autre personne renchérit: «faudrait s’occuper des mouettes…». Nous sommes pourtant à mille miles de toute terre maritime ! A la sortie, j’agrippe un éducateur pour le questionner: «Ah? les mouettes? Ce sont les jeunes habillés en noir et blanc, agglutinés en rez-de-chaussée d’immeubles…On ne sait pas quoi en faire. Toute la journée, ils tiennent les murs…»
Et d’ajouter: «Vous vous rendez compte, ici, il y a un taux de chômage des jeunes de 30%…» Je traduis immédiatement: «Ah bon, et que font les 70% ?» Réponse : « Aucune idée». J’insiste: «Et pourtant, ce serait drôlement utile pour les 30%, de savoir ce que font les 70% ?»… Mon interlocuteur me regarde comme une poule qui aurait trouvé un couteau.
Avec les travailleurs sociaux de Vieille-rue, je tente d’aller plus loin dans le diagnostic. « En fait, constate l’un deux, sur le quartier y a pas plus de 200 jeunes qui foutent la merde. Les autres ne posent pas de problèmes. » En poursuivant la réflexion, on constate que les 40 travailleurs sociaux du quartier s’occupent tous des 200. Mais personne ne s’occupe des 2300 autres. Si ça se trouve, il y aurait parmi ces derniers des jeunes qui voudraient bien nous aider. Je propose aux éducateurs de partir en enquête et, à leur grande surprise, ils trouvent effectivement des jeunes préoccupés par le retard scolaire et la galère de leurs congénères moins favorisés. Plusieurs dizaines d’étudiants « insérés » proposent de prendre chacun en charge une des « mouettes ».
Et voilà des ressources mobilisées, qui allègent un peu les éducateurs. S’ils faisaient alors de la prévention, pour que les efforts conjugués des uns et des autres fassent diminuer de moitié ce chiffre fatidique de 200 – jugé jusqu’alors incompressible ?
Histoire n° 2 : la maison Phénix de Cergy-Pontoise
Une expérience vécue avec des architectes et des urbanistes dans les années 1977 à Cergy-Pontoise[4]. Sur le marché forain du quartier des Touleuses repéré par son importante fréquentation, une vingtaine de professionnels distribuaient des papiers et des crayons aux passants du quartier, avec l’invitation suivante : «dessinez la maison de vos rêves… Horreur, ils dessinaient tous la maison Phénix ! Cela signifiait-il que les habitants désiraient vraiment une maison banale, la même pour tous ? Ou qu’ils étaient incapables de rêver ? Cela prouvait seulement que le désir profond des gens est souvent difficile d’accès et que les modes et modèles courants occultent l’imagination et la créativité… derrière des images conventionnelles.
Alors, on proposait aux volontaires de participer à un atelier de «décontamination».
Tout d’abord, les architectes organisaient plusieurs « soirées-diapos » où ils projetaient des images destinées à provoquer le dépaysement et la perte de repères des spectateurs, en présentant successivement des habitations troglodytiques, des igloos, des arbres habitables de tribus amazoniennes, des cases africaines, de tepees indiennes, des habitats gonflables de Hans-Walter MULLER, etc…
Mais le clou de ces séances fut sans aucun doute la soirée consacrée au groupe allemand des « Sanfte Struckturen » (traduisez Structures douces) dont la principale préoccupation était de remplir des énormes camions-citernes d’eau et d’aller au-delà du cercle polaire pour tenter une expérience inédite de constructions éphémères. Il s’agissait de projeter à très forte pression de puissants jets d’eau qui gelaient instantanément et formaient des sortes de « cathédrales de glace » improbables. Des images saisissantes sur fond de soleil de minuit.
Après avoir totalement dépaysé les participants (le fameux « coup de balai »), on revenait au réel et on effectuait un « questionnement sur ses pratiques ». Chacun entreprenait devant l’ensemble du groupe une réflexion sur le mode d’occupation de son logement, avec des exercices sur les déplacements, les gestes de la vie quotidienne… Et le groupe posait des questions sur l’utilisation du logement : « Pourquoi avoir choisi comme lieu principal cette pièce au Nord ? Alors que vous utilisez très peu cet espace au Sud ? Pourquoi alors que vous allez sans cesse d’ici à là… les deux pièces sont à deux bouts de l’appartement ? etc…
A l’issue de ces ateliers, on redistribuait à chaque participant des papiers et des crayons et on leur reformulait la consigne : « allez-y, dessinez la «maison de vos rêves». Et ô miracle, cette fois-ci les dessins n’avaient rien à voir avec les précédents : originaux, pleins d’astuces et d’inventivité et tous totalement différents…
D’ailleurs, cet ensemble était tellement innovant que le collectif d’habitants a décidé de le construire. Il est allé réclamer un terrain à l’établissement public d’aménagement de la ville nouvelle, un financement au Ministère du Logement au titre de l’innovation et il a constitué une société civile immobilière d’habitants. Aujourd’hui, ce lotissement qui s’appelle YAPLUKA est maintenant référencé dans les meilleures revues d’urbanisme. Et il fait partie du patrimoine architectural de Cergy-Pontoise.
Cette expérience m’a appris que la question de la construction du jugement n’est pas une phase dont on peut faire l’économie a priori. «La démocratie» dit Marc Vanderwynckele, «ce n’est pas seulement demander aux gens ce qu’ils pensent, c’est leur permettre de se forger un avis»[5]. C’est mettre en place les conditions d’une pédagogie du jugement. On ne peut pas se contenter d’agir coûte que coûte, pour résoudre un problème. La volonté ne suffit pas, il faut de l’intelligence collective et une vision « alternative », afin deproduire une pensée critique sur la situation actuelle, les ressources existantes et le but à atteindre. Cette production n’a rien d’évident : c’est un art à la fois subtil et patient… On ne peut pas se satisfaire de répondre à un besoin. C’est tout simplement d’ailleurs ce qu’on appelle « l’éducation populaire »… terme qui paraît bien démodé aux yeux de certains. Et qu’il serait pourtant bien utile de restaurer dans notre période d’incertitude, pour construire de la « transformation sociale » dans la durée.
2ème étape : Après la décontamination, la phase créative
Histoire n° 3 : les cartes “santé” de Saint-Sombre
Dans le quartier sensible de St Sombre, une cheffe de projet politique de la ville s’interroge. Elle vient de faire savoir aux familles du quartier concernées que les cartes de santé[6] sont arrivées. Depuis ce matin, elle n’a pas vu un seul adulte, mais un défilé de jeunes enfants qui viennent chercher la carte. Pourquoi les parents ne font-ils pas la démarche eux-mêmes ? Elle échafaude plusieurs hypothèses, notamment que les gens éprouvent de la « honte» d’être bénéficiaires de cette forme d’assistanat social.
Et effectivement, décidant de faire une enquête sur les causes d’un tel comportement, elle recueille des réponses du genre: « On en a marre d’être assistés… « J’ai pas envie qu’on me voie… » « J’aimerais mieux payer un «petit» quelque chose… Histoire de ne pas passer pour un indigent ! »
Elle décide alors d’approfondir la question et de déterminer les besoins des familles, une sorte de « minimum santé» du quartier, avec un prix très bas. Elle parvient à une définition assez précise: tant de consultations de Protection Maternelle Infantile, tant de visites de médecins spécialistes, tant de séances chez le dentiste, etc. Puis elle identifie 300 familles pouvant être concernées. Elle démarche des mutuelles et l’une d’elles accepte d’abriter l’initiative en question. Une mutuelle locale d’habitants est créée, générant un emploi à mi-temps pour assurer les tâches de secrétariat.
Si la cheffe de projet s’était contentée d’une lecture optique de la situation, elle aurait porté les cartes à domicile. Mais après avoir balayé ses idées reçues, elle ne s’était pas contentée de faire le constat du phénomène, mais cherché à comprendre ce qu’il signifiait. Elle avait « lu à travers» l’absence des adultes un refus du système en place et avait alors imaginé pour les habitants une solution alternative à l’assistance. Et un projet était né. Elle avait transformé ce qui apparaissait au départ comme un handicap ou un échec (le rejet d’une aide publique) tout simplement… en une ressource.
Le diagnostic, ce n’est pas lire le visible, c’est comprendre l’invisible derrière les apparences…. Etre à l’affût des «signes» et comprendre leur signification. Pour cela, il ne faut être encombré d’arbustes « visibles » qui cachent la forêt, mais avoir fait place nette avec un bon coup de balai… ou d’élagueuse.
[1] Michel GODET, De l’anticipation à l’action, Dunod, 1992.
[2] En raison à la fois de la baisse des agriculteurs, du recul du petit commerce, du regroupements des professions indépendantes en “cabinets” (médecins, architectes, activités de conseil…)
[3] Rappelons que selon une habitude désormais ancienne, j’indique les exemples à ne pas suivre par des faux noms, les «bons» sont en clair.
[4] Relaté dans le film de Patrick BRUNIE, «La ville à prendre» et le livre du même nom, Hachette, 1979.
[5] Intervention à l’ADELS, « Pour les instances participatives de quartiers », 14 Déc 1996.
[6] systèmes antérieurs à la Couverture Maladie universelle qui donnait aux personnes aux minimas sociaux accès à des soins médicaux gratuits