Quand la Société du Grand Paris (SGP) fait une drôle de cuisine
Connaissez-vous la recette du « Pâté d’alouette » ? Nous avions décrit par le menu (c’est le cas de le dire) cette spécialité culinaire avec Bernard Fontalirand, dans un ancien numéro de la revue POUR consacré au développement local, dont je ne retrouve pas la référence. Cette recette très pratiquée par de nombreuses institutions, dont l’État, est constituée de deux ingrédients fondamentaux, dans la proportion d’« un cheval, une alouette », ce qui ne l’empêche pas de s’enorgueillir d’un prestigieux label de « pâté d’alouette ». C’est ainsi que la SGP en a quasiment fait son plat unique, dans le cadre des évaluations socio-économiques des lignes de métro du Grand Paris Express (GPE) qu’elle a commises en 2016 et 2021. En nous servant un cheval d’économie et une alouette de social.
Car depuis toujours, je fais un distinguo fondamental dans le vaste champ de la socio-économie entre d’une part les critères « emploi » pris en compte qui sont du ressort de l’ECONOMIE ; d’autre part les critères ayant trait à ce que j’appelle le « travail » (produit par l’ensemble de la main-d’œuvre, aussi bien les actifs occupés que disponibles) qui relèvent du SOCIAL et qui malheureusement constituent en général la portion congrue de l’évaluation. Les mauvais cuisiniers confondant allègrement les ingrédients d’un mets (farine, beurre, œufs) avec ses condiments (pincée de sel, herbes de Provence)… Mais l’économie ne saurait se contenter d’une pincée de social. Or tout au plus peut-on considérer dans le cas de la SGP qu’indirectement les mesures « emploi » qu’elle prône auraient un impact sur la réduction du chômage, donc sur une partie marginale du « social ». Et encore. J’ai déjà démontré à de nombreuses reprises que sur un territoire on ne saurait réduire l’analyse à un seul système, l’Emploi avec deux côtés d’une même pièce de monnaie :
– un côté face, avec une OFFRE, constituée par l’ensemble des postes des entreprises locales (y compris le secteur public) ;
– un côté pile, avec une DEMANDE, représentée par les seuls « demandeurs d’emplois », qu’on réduit souvent à des « quémandeurs » (voir la dernière réforme sur l’assurance chômage !)
Je plaide au contraire pour la coexistence de deux systèmes différents, Emploi et Travail, qui interagissent en couple égalitaire, dans une relation fonctionnant en « DIALOGIE[i] », à la fois antagoniste et complémentaire. C’est ainsi que je distingue une double offre :
– un système Emploi, avec deux côtés : face, une OFFRE d’EMPLOI occupé, constituée par l’ensemble des postes existant dans les entreprises localisées sur le territoire (y compris le secteur public) déclinés en pôles d’emploi, filières d’activités, productions de biens et services ; pile, une offre virtuelle d’emplois non pourvus, portée par les entreprises qui se heurtent à une pénurie de personnel ;
– un système Travail, avec également deux côtés : face, une OFFRE de TRAVAIL occupé constituée par l’ensemble de la main d’œuvre ayant un emploi habitant le territoire ; pile, une offre de travail disponible constituée par les travailleurs/ travailleuses au chômage. L’ensemble de cette offre se ventilant ensuite en pôles de main-d’œuvre, filières de métiers, compétences et qualifications, conditions de travail, moyens de déplacements, niveau de vie.
Compte tenu de la dissociation de plus en plus fréquente entre ces deux offres, il est généralement nécessaire de mettre en œuvre une troisième composante, une OFFRE DE REGULATION, qui tente de faire mieux coïncider les deux systèmes Emploi / Travail. C’est ce que j’ai appelé en 1993 la « théorie des 3 offres »[ii] et mis en pratique dans différents accompagnements effectués sur une centaine de territoires. En dernier lieu, ce devrait être le rôle de l’État et des pouvoirs publics de procéder aux arbitrages ultimes entre l’économie et le social.
Aux antipodes du positionnement simpliste de la SGP, à la fois juge et partie, qui a fixé elle-même les règles du jeu et a rajouté des critères d’évaluation qui font outrageusement pencher la balance du côté des « avantages » du Grand Paris Express, tandis que les coûts du projet sont largement minorés. Dénonçant ces agissements, ont été publiés deux articles qui fustigent de telles méthodes d’évaluation socio-économique. Tout d’abord une tribune parue dans « l’Obs » le 28 octobre 2022, intitulée « Lignes 17 et 18, les évaluations plus que discutables de la Société du Grand Paris » signée par Jean-Pierre Orfeuil, Jean Vivier, Harm Smit et moi-même,
Par ailleurs, le journaliste Alexandre-Reza Kokabi de « Reporterre » a publié le 20 février 2023 un article sous le titre « Grand Paris Express : la rentabilité des futures lignes de métro contestée » qui fait une excellente synthèse, à la fois du contexte, des enjeux et des fondements de la polémique.
https://reporterre.net/Grand-Paris-Express-la-rentabilite-des-futures-lignes-de-metro-contestee
Bien entendu, la SGP juge et partie s’est défaussée sur l’avis de plusieurs experts qu’elle a mandatés et qui ne peuvent donc pas être considérés comme indépendants. Ces experts sont constitués d’économistes, d’économètres et de spécialistes des transports qui n’ont aucune compétence dans le domaine du social. Ceci est dénoncé dans un article publié par Harm Smit sur le site de COLOS (référence).
Je constate également une indigence en ce qui concerne ce que j’appelle « le « Ménagement de territoire[iii] » qui prend en compte la nécessaire préservation du patrimoine naturel et humain d’un espace territorial. Car il est temps de quitter une vision anthropomorphique où tout ce qui n’est pas occupé par l’espèce humaine est considéré comme disponible (l’espace, le sol, l’eau, l’air, le silence, etc.), mais de promouvoir au contraire une approche plurielle, où est pris en compte l’ensemble du Vivant, replaçant l’Humain au milieu des espèces animales et végétales qui peuplent le territoire et qui assurent sa survie. Mais cela supposerait qu’il y ait débat, négociation entre les parties prenantes (dont la société civile), avec l’arbitrage final assuré par un État positionné au-dessus de la mêlée et respectant la neutralité. Ce qui n’est absolument pas le cas, comme on le peut constater dans les conflits actuels, qu’il s’agisse de la réforme des retraites, ou encore de la question du partage de l’eau en zone rurale.
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[i] En référence à Edgar Morin dans sa Théorie de la Complexité.
[ii] J. Lorthiois, « Plaidoyer pour la théorie des 3 offres », in POUR n° 137/138, juillet 1993.
[iii] J. Lorthiois, article « Ménagement de Territoire, ou l’art du sur mesure », 2005
https://j-lorthiois.fr/wp-content/uploads/2018/12/TexteMenagtTerrit.pdf